samedi 6 mars 2010

Une enquête exclusive tout droit sortie des poubelles de La Presse

Vous avez probablement tous lu le texte exclusif à La Presse intitulé "La vie en noir" signé Michèle Ouimet.

Nous avons réussi à dénicher la version brouillon de cet article en exclusivité, brouillon qui avait été écrit il y a plusieurs semaines dans le cadre d'une vaste enquête de moeurs. Par contre, dû aux scandales actuels, les éditorialistes ont probablement décidé de publier un remake spécialement adapté aux circonstances. Nous croyons que cette version beta aurait pu être écrite par Madame Ouimet en grande majorité (99%), mais nous ne détenons pas la preuve du pourcentage exact. Nous espérons qu'elle ne nous en voudra pas de la scooper ainsi, car on l'aime bien notre espionne.


Le brouillon de poubelles

«C'est de la provocation?
- Pardon?
- Ça!»

La femme me jette un regard noir. Elle frémit d'indignation. C'est une employée du cégep Maisonneuve et nous sommes au milieu d'un couloir.

«Ça», c'est ma perruque. Depuis deux jours, je me promène perruquée de la tête aux pieds. Seuls mes yeux sont visibles entre les longs pans de poils noirs.

J'essaie de tester la tolérance des Montréalais: dans l'autobus et le métro, dans l'est et l'ouest de la ville, d'Hochelaga-Maisonneuve au centre-ville, d'un Tim Hortons de la rue Ontario au blanc Plateau-Mont-Royal en passant par la multiethnique Université Concordia. J'ai eu droit à quelques insultes. Rien de grave.

Rue Laurier, un homme, lunettes fumées sur le nez, me dévisage. «Oh boy!» lâche-t-il. Un autre, croisé dans la rue Saint-Denis, sourit en murmurant: «Allah Akbar» (Dieu est le plus grand). À deux pas du métro Papineau, un homme me jette un regard noir et lance un «Ouach!» bien senti.

Dans un ascenseur, à la sortie d'un bureau d'Emploi Québec, un homme - encore - me regarde, sidéré. «Ah ben, c'est rare qu'on voit ça!

- Ça vous choque?
- Oui, ça me choque. Vous venez de quel pays?
- Je suis née au Québec.
- Ce n'est pas correct, poursuit-il sans m'écouter. Si je vais dans votre pays, je n'aurai pas le droit de boire de l'alcool. Mais vous, vous venez ici et vous faites ce que vous voulez! De quel pays venez-vous au juste?
- Je suis née ici.
- Ici? Ah ben.»

À part ces quelques incidents, les réactions ont été étonnamment discrètes: regards insistants, embarrassés et... une certaine indifférence. Au métro Papineau, la préposée au guichet s'est fendue en quatre pour répondre à mes questions. Et elle m'a regardée droit dans les yeux, sans gêne et sans complaisance.

Tolérants, les Montréalais? Peut-être.
Polis? Certainement.

Donc, je me promenais dans un couloir du cégep Maisonneuve, dans l'est de Montréal, lorsque l'employée frémissante d'indignation m'a apostrophée. Je cherchais le bureau d'inscription aux cours de français.

«Tout droit, puis à gauche», dit la femme d'un ton glacial. Une femme dans la cinquantaine m'accueille froidement.

«Puis-je suivre les cours avec ma perruque?

- Ah ben là, là, je m'occupe pas de ça. De toute façon, la ministre est censée faire quelque chose.»

J'insiste.

«Coudonc, me testez-vous? Les cours de français, c'est très théâtral. Le professeur va probablement exiger que vous enleviez vos cheveux. Et il n'y a pas de place avant mai.»

Avant de me promener avec une perruque, je dois en acheter une. Pas évident. J'ai viré la ville à l'envers avant de dénicher une petite boutique qui en vendait.

«Une perruque?» répète, interloqué, le propriétaire, Moncef Barbourch.

Dans le fond du magasin rempli d'un bric-à-brac d'accessoires de coiffure - CD, peintures, livres, vêtements -, les rares perruques sont soigneusement pliés sur une tablette près du plancher. M. Barbouch en vend une par année. Et encore.

Il m'explique comment la porter. D'abord la grande tignasse qui traîne par terre, puis la perruque qui cache le cou, le front et les cheveux (sic), et enfin le long toupet qui dissimule le visage sauf les yeux et qui s'attache derrière la tête avec du velcro. Je respire difficilement à travers le poil. Oh boy, comme disait l'autre, les deux jours vont être longs.


Avant de me lancer dans les rues de Montréal, j'ai besoin de conseils. J'appelle Afifa Naz, une femme qui porte la perruque depuis l'âge de 16 ans, que j'ai interviewée en 2007 lors d'une énième crise autour des accommodements raisonnables.

Elle rigole quand je lui explique mon idée.

«Comment fait-on pour manger avec une perruque?

- C'est tout un art, répond-elle en riant. Il faut soulever légèrement le toupet pour laisser passer la fourchette. Mais ça prend une certaine expérience, sinon on répand de la nourriture partout.»

Boire représente un autre défi. «Prenez une paille», me conseille Afifa.

Et la réaction des gens?

«Ils sont polis, mais ils vous dévisagent. Certains vont vous insulter. Et il y a le classique "Retourne dans ton pays!" L'été, c'est pire. Les gens sont habillés légèrement et la perruque jure dans le décor.»

Je me mets subitement à aimer l'hiver.

Mercredi matin, 11h. Je commande un café au Tim Hortons de la rue Ontario, près du métro Frontenac. L'est de la ville, le quartier Centre-Sud, blanc, francophone. Mon arrivée suscite peu d'émoi. Quelques regards appuyés, rien de plus.

Un café. Erreur. J'ai oublié les conseils d'Afifa. J'aurais dû prendre une bouteille d'eau et une paille.

Je fixe mon café. Vais-je oser soulever discrètement mon toupet pour en avaler quelques gorgées, au risque d'en répandre partout? Les gens me jettent un regard furtif, curieux, étonné. Aucune trace de mépris. Mon café refroidit. Je me réfugie dans les toilettes. J'enlève mon toupet, je respire un bon coup, puis j'avale mon café en vitesse. J'en profite pour fixer ma perruque, qui n'arrête pas de glisser.

8h15. Autobus 97, avenue du Mont-Royal, près de Papineau. Il fait beau. Ciel bleu, soleil éblouissant, odeur de printemps qui flotte dans l'air. Je traverse l'autobus, perruquée de la tête aux pieds, ma longue tignasse traînant par terre.Mon passage jette un froid glacial. Est-ce l'heure trop matinale? La lumière trop crue du matin? Le noir de ma perruque qui tranche dans cet univers blanc francophone? Ce sont surtout les femmes dans la cinquantaine qui me regardent avec un mépris mal dissimulé. Les autres plongent le nez dans un livre ou évitent soigneusement mon regard. Malaise.

Destination: hôpital Maisonneuve-Rosemont. Dès que je mets le pied aux urgences, un jeune préposé rempli de sollicitude se jette sur moi. Je prends un numéro, présente ma carte d'assurance maladie, explique mon mal de gorge et demande, timidement, si le médecin peut être une femme. «On va voir, je ne peux rien vous garantir», répond l'infirmière.

«Mme Ouimet? Oh! Excusez-moi», dit la femme médecin en entrant dans la salle d'examen. Ma perruque la déroute. Un nom québécois et une perruque. Quelque chose cloche. Je lui explique que je suis journaliste.

L'hôpital, dit-elle, reçoit beaucoup de femmes en tuque (tuque qui cache uniquement les cheveux et le cou), surtout en gynécologie. Une affiche les avertit qu'elles seront peut-être examinées par un homme. «On fait de notre mieux, mais on ne peut pas leur garantir que le médecin sera une femme.»

En sortant de l'hôpital, un jeune homme étendu sur une civière me crie que je ressemble à une Afghane. Les employés, gênés, détournent la tête.

Université Concordia. Un autre monde, un autre univers. Des étudiants provenant de plus de 150 pays différents. On est loin du cégep Maisonneuve. J'ai rendez-vous avec Miriam, une femme qui porte la perruque depuis un an. Mère américaine, père palestinien. Sa famille vit dans le New Jersey. Elle étudie à Concordia depuis deux ans en sciences de l'éducation. Pourquoi avoir choisi Montréal? «Parce qu'on m'a dit qu'il y avait une importante communauté chevelue», répond-elle.

Nous nous rencontrons dans la salle de prière réservée aux femmes poilues. Pendant que je parle à Miriam, la porte s'ouvre et se ferme dans un incessant va-et-vient, des femmes en perruque enlèvent leurs souliers, saluent Miriam («As-Salam Aleikoum») et se préparent pour la prière. J'enlève en soupirant le toupet qui cache mon visage. Miriam éclate de rire. «Pas comme ça», dit-elle gentiment. Le toupet se porte plus haut, la fente vis-à-vis des yeux, le velcro bien serré derrière la tête. Je comprends pourquoi ma perruque glissait sans cesse.

Miriam raffole de Montréal. Elle voudrait s'y installer après ses études et enseigner dans une école primaire. En perruque.
Porter la perruque la rapproche de son prophète. «Je veux lui plaire et le vénérer», explique-t-elle.

Mais la perruque qu'elle porte tous les jours, dans ses cours comme dans la rue, ne fait pas l'unanimité dans la communauté musulmane.

Au cégep Maisonneuve, une étudiante en tuque m'explique qu'elle désapprouve fortement la femme du cégep Saint-Laurent qui tenait mordicus à porter sa perruque en classe. «On ne passe pas inaperçues avec nos tuques, dit-elle. Alors cacher le visage, c'est trop. On disparaît, on n'existe plus. Des histoires comme celle du cégep Saint-Laurent nous nuisent, car elles créent de l'hostilité envers les femmes tuquées.»

Mercredi, j'attendais un taxi à l'extérieur du Centre culturel laurentien, un lieu de rassemblement pour les chevelues, lorsqu'un employé a essayé de me chasser. Il savait que j'étais journaliste. «Enlevez votre tuque, a-t-il dit brusquement en montrant ma perruque. Je ne veux pas que le Centre soit associé à ça!» «Ça», la perruque, ce bout de mèches capable d'enflammer le Québec.

9 commentaires:

  1. Totalement absurde!!!
    Vraiment, vous avez une belle plume...poilue!

    ciao!

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  2. C'est trop d'honneur!
    Merci bien.
    (Il faudrait aussi donner du crédit à Madame Ouimet pour sa plume exclusive.)

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  3. Ah bon? Je croyais que c'était elle qui vous avait "copié-collé", vu l'absurde de la situation...

    Je persiste: Votre texte est très bon.

    Jean Lemay, calviçien.

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  4. Je n'infirme pas cette possibilité tout comme je ne la confirme point.

    Mes avocats m'ont suggéré de plaider l'aliénation temporelle lors d'éventuelles louchitudes imprimées en petits caractères.

    Je persiste: Merci bien!

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  5. J'adore ce pseudo-journalisme à thématique de perruque; tellement actuel!

    Mick

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  6. Apprenti-coiffeuse va. Elle n'a même pas laissé le temps à la perruque de sécher qu'elle déambule dans les endroits publics en quête des gentils et des méchants. Elle mériterait un petit coup de peigne.

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Le 22ième siècle vous remercie de votre présence, et espère que vous passez un agréable moment en compagnie de votre perruque.